Présentation de la thèse de doctorat de Corina Combet-Galland, lors de la soutenance, à la Faculté de théologie de l'Université de Neuchâtel, en Suisse, le 9 octobre 1998. Elle a été élaborée sous la direction du professeur Jean Zumstein, avec pour titre: «Le Dieu du jeune homme nu». Et pour sous-titre: «Lectures de l'évangile de Marc. Relecture d'un parcours sémiotique».
Dans sa prédication pour le culte d’ouverture de l’année académique dernière, à la Faculté de théologie de Paris, le pasteur Bernard Antérion a emprunté à Aragon son vers magnifique, pour le transposer : « La théologie dit à la Bible : j’ai tout appris de toi jusqu’au sens du frisson ».
J’ai pensé que cette seule phrase pouvait suffire à tracer l’horizon de mon chemin de recherche et d’enseignement, et jusqu’à la retraite... Quoi de plus beau et de plus redoutable, confié à notre vigilance de lecteurs de la Bible ? Ne pas tuer le sens du frisson ! Ni par la facilité de nos interprétations, ni par la complexité de nos échafaudages théoriques – et en disant les choses ainsi, je pense bien sûr aux deux parties de ma thèse, évoquées dans mon sous-titre : des lectures de l’évangile selon Marc et, secondairement dans l’importance mais en premier selon l’ordre de la démarche, une élaboration méthodologique sous la forme d’une relecture du parcours sémiotique qui a été le mien (parcours sémiotique, c’est-à-dire relevant d’une science des systèmes de signification).
L’évangile selon Marc est un texte qui m’habite, ou que ma lecture traverse, et dans tous les sens, depuis vingt-cinq ans ; je viens au fond le lâcher ici ce soir, grâce à une discussion critique avec ceux qui ont lu la compréhension que je peux en avoir aujourd’hui. J’ai donc pris le chemin des écoliers pour mener à terme cette recherche ; les tâches professionnelles, les joies et les soucis familiaux, toujours prioritaires, m’ont fait faire des détours mais m’ont offert aussi des raccourcis imprévus pour la saisie du sens de ce dont parle l’Évangile. Je reçois comme humour de la vie de venir soutenir ma thèse dans cette ville où j’ai été précisément écolière.
Le bonheur de la littérature, l’engagement de l’intelligence et de l’émotion dans son analyse et l’écriture de ses commentaires composés, se sont enracinés pour moi au Gymnase de Neuchâtel , grâce à l’enseignement de Gérald Schaeffer, spécialiste de Nerval, à qui j’aurais aimé exprimer ma dette aujourd’hui, mais qui est décédé brusquement beaucoup trop tôt. Puis c’est à Robert Martin-Achard que je dois, dans cette Faculté, d’avoir nourri et repéré mon goût de l’analyse des textes au point de me proposer, grâce à une bourse de jeune chercheur du Fonds national suisse de la recherche scientifique, d’aller m’initier à Paris aux analyses structurales qui s’introduisaient tout juste dans le champ de l’exégèse biblique. C’était en 1970.
À Paris, j’ai inscrit mes efforts essentiellement au Séminaire de Sémantique générale d’Algirdas Julien Greimas , alors à l’École pratique des Hautes Études (VIème section) ; il m’a plus tard confié, dans le cadre de son Séminaire, la responsabilité d’un atelier d’analyse du discours religieux. J’ai découvert aussi, dans l’après-mai 68, de grands professeurs, spécialistes de l’évangile selon Marc, Pierre Geoltrain, Jean Delorme, qui descendaient de leur estrade, mettaient entre parenthèses tout leur savoir pour bricoler avec nous, grâce à des outils complètement nouveaux, et inventaient ainsi une communauté de recherche, d’exigence intellectuelle et d’amitié. Celle-ci ne cessera, je l’espère, d’inspirer ma pédagogie, même si, et peut-être d’autant plus que le courant s’inverse à nouveau aujourd’hui. Car je sais ce que je dois, pour ma thèse même à mes étudiants, et à la collaboration exceptionnelle, pendant près de dix ans, avec ma collègue d’Ancien Testament, Françoise Smyth-Florentin, en particulier grâce à son ouverture en anthropologie.
Après des incursions en AT, avec le livre de Ruth sur lequel je me suis formée en analyse narrative et sémantique (Diplôme de l’EPHE), puis l’attrait pour la poésie dans le livre des Lamentations , c’est l’évangile selon Marc qui s’est imposé peu à peu à moi. Je l’ai travaillé surtout en sessions consacrées à un déploiement des différentes méthodes de lecture de la Bible, à l’heure où cette pluralité devenait à la mode. À ma nomination à la Faculté de théologie de Paris (1988), il m’a été demandé de déplacer en théologie mon projet de thèse inscrit alors en sciences sociales à l’EHESS.
C’est là que je me suis adressée à Jean Zumstein ; il a accepté et assumé la direction de mon travail avec une générosité si droite que j’ai pu toujours avancer dans un climat de liberté où la différence dans – je crois que je peux le dire – l’estime mutuelle a joué le meilleur rôle. Sa première tâche a été de me remobiliser, car j’avais le sentiment d’avoir déjà plusieurs fois eu des idées mais, tandis qu’elles passaient dans l’air du temps, de manquer moi-même le train. La proposition de relire, dans une première partie théorique, le parcours sémiotique qui avait été le mien, pour bâtir une reprise un peu profilée des acquis et des déplacements, m’a relancée. J’ai construit un trajet de mes découvertes et de mes questionnements, qui suit d’assez près d’ailleurs les étapes de l’élaboration de la théorie. J’en ai privilégié quelques moments, ai fait place à la présentation de quelques œuvres à titre d’illustration. L’échafaudage ainsi dressé peut paraître énorme, complexe, chargé d’une terminologie lourde, mais il a son envers positif à mes yeux : dans cet espace marqué par des concepts tous inter-définis, on peut se déplacer avec souplesse parce que justement il y a des balises ; on peut aussi sortir du champ et y revenir parce que justement on sait où passe la frontière.
2. Lire Marc avec Greimas et Ricoeur
Pour faire court, et si possible clair, disons que la sémiotique, telle que je l’ai comprise et présentée, offre des modèles pour analyser l’agir des humains dans le monde et dans les œuvres de la culture, un agir qui peut être à la fois d’ordre corporel, somatique, ou d’ordre intellectuel, cognitif. Les actions des sujets sont observées dans leurs quêtes d’objets et de valeurs, avec les relations contractuelles et polémiques que cela engendre. Selon cette perspective, l’organisation du monde, et du coup sa signification, se donnent à saisir sur la base de différences que l’on peut organiser en systèmes d’oppositions. Mais l’agir ne suffit ni pour faire un humain, ou une société, ni pour constituer un récit ; un sentir s’y articule, et la sémiotique, à ce niveau, s’intéresse aux passions, aux humeurs qui affectent les sujets dans leurs relations entre eux ou aux objets de valeurs. Agir et sentir se développent dans des programmes narratifs et dans des parcours de figures (personnages, temps, lieux, par exemple) qui construisent la scène de l’énoncé. Or l’existence même de celui-ci présuppose l’acte qui l’a produit, ce qui est raconté présuppose un raconter ; car l’art du récit ne se ramène pas seulement à la communication d’un savoir d’un émetteur à un récepteur, il implique un sujet lecteur, lui aussi appelé à agir et à retentir par la qualité singulière d’un style du récit.
Si, pour risquer d’emblée un saut dans l’évangile selon Marc, le sujet du faire, à travers la figure des disciples, est finalement un sujet qui abandonne, si le sujet du savoir est figuré par des démoniaques, le sujet du croire par des inconnus qui confessent en impromptu (comme le centurion romain au pied de la croix), si le sujet ému se manifeste dans des corps aux yeux stupéfaits, aux lèvres muettes, à l’angoisse tapie, on peut vraiment se demander quelle figure de lecteurs un tel texte veut susciter.
Et d’autant plus quand le rythme même du récit ne cesse de briser la linéarité de la vie qu’il raconte, de la rompre en fragments pour aller jusqu’à se couper violemment en finale sur l’angoisse des femmes au matin de Pâques quand, expulsées de la tombe, comme pour une naissance, elles fuient et ne disent rien à personne. Le lecteur est ainsi lâché devant le tombeau vide et par le vide du récit. Pour signifier ce dépouillement, j’ai appelé le lecteur du nom du plus fugitif personnage de l’évangile, « le jeune homme nu ». C’est celui qui, à l’arrestation, suit Jésus quand tous ses disciples ont fui, mais fuit à son tour quand on veut le saisir, lâchant le seul tissu de lin qui le drape, comme un linceul (14,51-52). Je me suis alors demandé quel pouvait bien être le Dieu de cet homme-là. C’est mon titre, c’est toute ma question, la question sous laquelle je condense le parcours de ma réflexion.
Mais avant d’y revenir plus longuement, je reprends un instant le fil de ma démarche théorique. J’ai retracé ce que pouvait être une sémiotique de l’action telle qu’A. J. Greimas l’a élaborée. J’ai pris soin de l’encadrer, d’un côté par l’évocation des héritages qui ont été les siens, qui, dans leur croisement, ont constitué le champ où il a creusé sa propre recherche ; de l’autre côté je l’ai fait suivre de l’accompagnement critique que Paul Ricœur lui a offert. Cette discussion est à mon sens la meilleure lecture que nous possédions de l’œuvre de Greimas – même si, j’en ai longtemps eu le soupçon sans oser l’assumer clairement, il y a sans doute eu une part de malentendu dans ce débat. En parcourant à nouveau, à très grosses enjambées, l’apport des prédécesseurs, j’ai pu mesurer aussi, après coup, ce qui m’avait marquée et à quoi j’avais été fidèle : en particulier l’approche anthropologique, structurale, du mythe de Claude Lévi-Strauss – à mes yeux l’évangile selon Marc est bien un mythe d’origine – et aussi l’approche linguistique des œuvres poétiques de Roman Jakobson, à travers le jeu des métaphores et des métonymies – à mes yeux l’évangile selon Marc est bien une œuvre poétique.
En effet, l’organisation des épisodes du récit relève sans doute autant de la similarité portée par la contiguïté que de la continuité temporelle ou causale ; le récit est pour une bonne part constitué par la projection d’un paradigme sur la ligne syntagmatique de sa narration.
À Paul Ricœur, je dois beaucoup et à des niveaux assez différents. Sa réflexion philosophique, herméneutique, sur le langage m’a donné des mots pour expliciter ce que pouvait être, dans ma pratique, le statut du texte ainsi que le statut de la lecture (j’en ai repris des définitions dans mon introduction). Les grandes questions qui sont les siennes, celles de l’origine, du mal, de la souffrance, de l’identité, de la mémoire, qui d’ailleurs sont les problématiques de la Bible elle-même, ont trouvé une grande résonance en moi par la façon dont Ricœur les pose et les traite. Il a, par elles, apporté à ma recherche le complément indispensable au moment de l’explication, apprise avec Greimas dans l’ascèse et la volonté d’objectivation. Il m’a autorisé le moment de la compréhension, de l’implication du sujet. Même si je ne suis pas vraiment au clair sur la façon dont s’articulent précisément dans ma lecture explication et compréhension, sans doute en un va-et-vient constant, un renvoi réciproque et fécond. J’ai de plus cueilli au fil des pages de Ricœur des expressions qui m’ont donné à penser et à comprendre, dont la plus forte pour moi demeure «soi-même comme un autre».
Elle m’a permis de cristalliser les éléments encore épars de mon analyse de la séquence des tempêtes chez Marc (les chapitres 4-5). Elle peut évoquer aussi ce sujet lecteur tel qu’il est construit par le récit des différentes traversées des personnages, traversées de la mer ou d’autres frontières, qui développent des résistances, comme la maladie incurable . Ce sujet lecteur est lui-même en effet sujet de la traversée du livre et revient dès lors à un soi-même différent du soi de départ par la rencontre d’altérités sur son chemin de lecture.
La critique de Ricœur m’a permis de montrer à la fois la pertinence de la sémiotique de l’action – son opérativité – et ses limites. Ricœur a toujours voulu ramener cette jeune science à sa juste place, en rappelant ce qui la précède – une intelligence narrative façonnée par la culture – et ce qui à, à ses yeux, doit la prolonger – la recherche non seulement de la dynamique interne d’une œuvre mais, de sa puissance à se projeter hors d’elle-même, à engendrer un monde habitable. J’ai introduit alors la sémiotique des passions telle que l’envisage Greimas, car elle me semble répondre pour une part à Ricœur en introduisant le devenir – alors que selon le philosophe la sémiotique avait radicalement évacué le temps – et en tenant compte, plus que Greimas ne l’avait fait jusqu’alors, de l’usage des cultures.
Attentive aux affects, aux « états d’âme » des sujets, à leurs manières d’être, la sémiotique des passions invite à reconnaître une grande importance aux figures, récurrentes chez Marc, de la stupéfaction, du bouleversement, de l’effroi, de l’étonnement, de la crainte. [SLIDE 11]. Ces émotions ainsi exprimées à la surface du récit embraient sur un niveau très profond. Elles signalent une fissure dans l’intelligible, par où un désordre initial se fraie une voie, un désordre qui risque de déséquilibrer les comportements du sujet et de mettre en question le sens de son monde. Échappant à la rationalité, ils parlent le langage du corps, confusion, convulsion, tremblement, cris. Leur récurrence dans l’évangile ne suggèrerait-elle pas dès lors la percée, difficile, douloureuse, d’un sens radicalement neuf, l’émergence d’un monde à commencer ? Le sujet passionné est envisagé ainsi non seulement dans sa relation à un objet perdu ou acquis mais comme être sensibilisé au monde qui l’environne, surdéterminé par l’affect qui marque sa relation à des valeurs. Il se peut même – et cela Jacques Geninasca l’a supposé être un trait particulier des œuvres poétiques – que ce soit sa relation à la valeur de la valeur qui génère sa passion.
Ainsi la crainte du trio des disciples à la transfiguration (Mc 9,6) devant la Parole comme valeur première montrée dans le pur parler ensemble de Jésus avec Élie et Moïse, sans qu’aucun mot de leur conversation ne soit rapporté, peut être comprise comme crainte devant la valeur de cette valeur qu’est la Parole. Ceci expliquerait l’intensité de l’émoi.
Mais la dimension passionnelle d’un texte ne semble pas tenir seulement aux passions particulières prêtées à ses personnages ni à leur addition. Elle constitue bien plutôt une propriété du discours tout entier qui contribue à sa pulsation profonde. Ainsi le style bousculé, syncopé du récit peut enrayer la gestion de l’intelligence et affecter le sujet lecteur en son corps, là où parlent en premier, en désordre les émotions. Ici c’est l’aspectualité du texte lui-même qu’il faut travailler, la tension de sa courbe narrative, tension porteuse elle-même d’effets sensibles. Il en va dès lors de la tâche d’une sémiotique de l’énonciation.
Je l’ai présentée non dans ma partie théorique parce qu’elle ne m’apparaissait pas comme un acquis disponible à la lecture critique et sur lequel j’aurais pu vraiment m’appuyer pour mes analyses de textes. Je l’ai insérée dans ma partie pratique, sous la forme de quelques points de repère posés par A. J. Greimas lui-même, développés par deux ouvrages de Jacques Fontanille qui m’ont paru les plus précis et les plus exigeants. Ils traitent la question en cohérence avec les autres paliers d’observation de la génération du sens et l’illustrent tant par des œuvres picturales, filmiques que littéraires. Les travaux de Jean Delorme, que j’apprécie beaucoup par ailleurs, me semblent sur ce point basculer du côté du champ psychanalytique et cela sans assez le dire. J’avoue que cette réflexion est à la limite de mes possibilités de compréhension, à cause sans doute d’une grande part d’abstraction dans la question elle-même et dans son traitement. J’ai essayé de mieux la cerner en l’introduisant au cœur de mes analyses des finales de l’évangile selon Marc.
- Il y a en effet une finale courte, où le récit se coupe sur la fuite des femmes loin du tombeau et sur leur mutisme par angoisse.
- Et il y a une finale longue qui, par son récit, franchit le gouffre, court du tombeau aux divers espaces du monde, du silence à la proclamation, de l’absence du corps à la manifestation des signes multiples qui accompagnent les croyants.
Pour faciliter la saisie du lecteur construit par la finale courte, qui est selon moi l’authentique fin de l’évangile, j’ai amplifié le jeu des différences en convoquant les finales des évangiles selon Jean puis selon Luc. J’avais déjà travaillé ces textes et publié mon analyse dans l’intention de poser des pierres d’attente pour ma recherche sur Marc.
3. Le jeune homme nu
Mais je reviens à mon titre, « Le Dieu du jeune homme nu ». Puis j’évoquerai rapidement les trois séquences du récit de Marc que j’ai travaillées dans ma seconde partie. Il peut paraître paradoxal, et je le relèverais d’abord, que mon titre nomme Dieu et l’homme, alors même que tout le récit a pour acteur principal Jésus, le Christ. L’évangile s’attache en effet à retracer l’itinéraire de Jésus, son action et sa passion, la vie qu’il suscite, en paraboles, en guérisons, en repas partagés, ce qui lui coûtera finalement sa vie à donner. Mais cet itinéraire n’est pas raconté pour lui-même, il est travaillé par le récit qui veut en suggérer la signification et le prix pour l’humain. Par son récit, l’évangile médite en effet sur ce qu’il en est de l’humain quand il est visité, rencontré par Dieu – ou quand la question de Dieu le traverse.
La désignation de « jeune homme nu » pour le lecteur que construit l’évangile selon Marc – non par identification à un personnage mais plutôt par l’enfilade des différents personnages, dans la progression, les contrastes aussi, me vient d’une figure singulière, propre à cet évangile, fugitive : le jeune homme qui suit Jésus au moment de l’arrestation, alors même que tous les disciples l’ont abandonné (14,51-52). Il n’est couvert que d’un drap, et lâche celui-ci pour s’enfuir à son tour quand on veut l’arrêter avec Jésus. En sa nudité, relue de façon tout à fait paradoxale, l’évangile selon Marc me semble signifier en un éclair sa réflexion théologique la plus intense : que la véritable imitation du Christ s’actualise dans l’échec même de la suivance. En effet, pour le seul drap qui habille ce personnage énigmatique – la tradition exégétique y a vu aussi bien une figure de l’auteur que de l’auditeur de l’évangile – le texte a choisi le terme de sindôn ; il désignera le linceul dans lequel Jésus sera enroulé pour la mise au tombeau (15,46). Si dans sa fuite, le jeune homme qui suivait lâche son drap, c’est donc son vêtement mortuaire qui tombe. L’homme nu figure alors l’humain défait de la mort même, la créature démunie dans son accès à la vie. Cela passe par un abandon, un échec à suivre par soi-même jusqu’au bout, que je lirais comme une passion du disciple. C’est par elle qu’il trouve son maître. L’abandon est ainsi retourné en une participation, il devient appartenance.
Pour avancer dans ma question, j’ai interprété trois moments de l’évangile qui privilégient chacun un mouvement fondamental auquel les figures de l’espace donnent des représentations. Dans l’horizontalité, une séquence qui traite les passages d’un bord à l’autre, d’une rive à l’autre, à travers la mer (4,35-6,6). Dans la verticalité une séquence qui articule deux scènes, l’une au sommet de la montagne où le Fils de Dieu est transfiguré, l’autre au pied de cette même montagne où un fils des hommes est défiguré (9,2-29) ; enfin la dernière page où, au tombeau, c’est un mouvement d’expulsion et de renvoi qui se trace (16,1-8). J’évoque rapidement ces trois mouvements.
1) Les traversées, d’abord. Au seuil de la séquence, le récit de la tempête apaisée (4,35-41) peut se lire comme une démultiplication du mouvement de traversée : traversée de la mer, traversée de la tempête en mer, traversée du sommeil du maître dans la tempête en mer, enfin traversée du questionnement sur l’identité : « qui donc est-il pour que le vent et la mer lui obéissent ? ». La narration mène ainsi devant le Dieu inconnu. À l’autre bord de la séquence, au contraire, Jésus est dans l’univers du même : dans sa famille, sa patrie (6,1-6). Là, lorsqu’il est réduit à l’identité connue de ses frères et sœurs, ses guérisons ne peuvent prendre l’éclat de miracle. Il n’est ni reconnu dans son être, ni puissant dans son faire. L’univers de l’autre, sous son aspect redoutable et sauvage, est figuré par le possédé de Gérasa (5,1-20) : avec cet étranger, c’est un vivant qui sort des tombeaux quand Jésus débarque sur l’autre rive. Il est arraché à l’aliénation, aux forces démultiplicatrices du chaos, à la répétition de l’automutilation et des cris. Le récit raconte ainsi comme une expulsion la naissance du sujet.
Les deux épisodes suivants (5,21-43), la guérison de la femme qui ne cesse de saigner, imbriquée dans le récit de la mort-résurrection de la fille de Jaïros, tracent les étapes du devenir « soi-même comme un autre », selon l’expression si suggestive de P. Ricœur. À travers les figures de la perte – Jaïros perd sa fille comme la femme perd son sang – le récit met en scène le soi altéré. Mais, par une initiative, une « fiction anticipatrice » (« si je touche ne serait-ce que son manteau, je serai guérie ») la femme fait émerger un « soi » du malheur. Elle se jette dans la transgression, y engage toute sa personne. Son geste de toucher, lancé brut dans la trame narrative – le texte ne précise pas si c’est foi, ou croyance magique, ou énergie du désespoir – ce geste reçoit sa qualité au bout du parcours, dans l’après-coup, par la reconnaissance de Jésus. En effet, dans le face à face qui succède à sa venue par derrière, quand elle répond à la question de Jésus « qui m’a touché ? », la femme trouve le chemin d’une parole. À travers l’aveu, l’identité du sujet lui est possible et, par l’exposition au regard d’autrui, l’accès à sa vérité. Appelée « fille » par Jésus, elle peut aborder alors à une nouvelle enfance.
C’est de même qu’elle – alors qu’elle était impure et anonyme, que tout donc semblait les séparer – que Jaïros, ce chef de la synagogue identifié par son nom propre, est invité à croire. Sa fille entre temps est morte. C’est de même que Jésus lui-même, réveillé par ses disciples effrayés dans la tempête en mer, que la petite jeune fille est tirée de la mort comme d’un sommeil. La résurrection figure l’altérité radicale dont est revêtu le sujet quand il est mis debout de l’autre côté de la mort. L’Inconnu qui a apaisé la tempête touche ici aux limites du connaissable. Cela ne peut se raconter, Jésus le confie alors au secret.
2) Le deuxième mouvement est vertical : il est figuré par la montagne. La séquence où la montagne dresse sa verticalité (9,2-29) superpose deux tableaux, en écart et en écho, l’un au sommet, l’autre au pied, avec entre eux le chemin de la descente ; le même thème de la filiation, qui est aussi une relation verticale puisque de descendance, y est traité. Les renvois de l’un à l’autre sont divers. La première scène signale l’origine, surtout par la haute montagne, la blancheur extra-terrestre du vêtement, la qualité extratemporelle de la parole partagée. La seconde, avec les crises répétées qu’elle dépeint, l’échec à y remédier, l’obstruction de toute voie de parole et de prière, appuie la lourdeur de l’histoire. Mais la descente du fils aimé de Dieu vers le fils éprouvé des hommes franchit la distance. Or le jeu des figures dans le récit représente bien plus qu’une distance franchie ; il y a comme un échange, par une double transgression croisée, puisque le File de Dieu descend vers la mort et que le fils des hommes est relevé. Ce croisement dessine d’ailleurs d’avance le lieu où la croix se dressera, elle qui laissera reconnaître, à qui vient la lire à nu (comme le centurion païen qui monte la garde à ses pieds, 15,39) la filiation au sein même de l’abandon.
Mais pour revenir à l’analogie entre les deux scènes, qui tient au motif de la filiation, elle semble renforcée par sa reproduction dans l’un des tableaux, celui qui est campé au pied de la montagne. La guérison de l’enfant en effet ne restaure pas la suite des générations, le récit en transgresse plutôt le modèle pour raconter, sur le mode analogique, une double naissance, marquée par un double cri : pour le père comme pour le fils, c’est l’accès à un commencement neuf, une genèse, qui est mis en scène. À partir de là, j’ai commencé à dévêtir Dieu aussi – un Dieu nu ? – transposant au sommet, sous la forme d’une question, la découverte de l’analogie entre le père et le fils qui, dans le monde des hommes, l’un comme l’autre, avaient à naître : si le fils bien-aimé de Dieu descend de la montagne vers sa Passion, n’y aurait-il pas aussi une Passion du Père ? J’y ai répondu surtout par la parabole de la vigne (12,1-12), relue en conclusion de mon travail : le propriétaire mis en scène, créateur d’une vigne qu’il équipe parfaitement pour la production, est désigné au début du récit par la seule dénomination « un homme ». C’est précisément quand il a tout risqué et tout perdu, jusqu’à l’unique à lui rester, son fils bien-aimé, que le texte lui reconnaît le titre de Kurios, Seigneur de la vigne (v. 9), puis Seigneur à l’absolu dans la citation du Psaume 118 qui tout à la fois clôt la parabole et la prolonge (v. 11).
La déchirure irréparable du rideau du Temple à l’heure de la croix le signifie, elle aussi (15,38) : Dieu sort pour un dernier exil au Golgotha où il rejoint les hommes, il déplace en lui-même leur destin d’êtres mortels, par son propre fils, en ne se laissant pas reconnaître autrement que comme père de ce crucifié déjà mort. Ici encore la transgression s’opère de plus dans l’autre sens en même temps : c’est la voix d’un païen qui relaie la voix du Père pour reconnaître en vérité en ce mort le Fils même de Dieu.
3) Le troisième moment, fondamental, c’est l’expulsion du tombeau. J’ai essayé de montrer comment le récit de la venue des femmes au tombeau (16,1-8) suggère tout juste un monde naissant ; on peut emprunter, pour en suggérer la portée, l’expression de Roland Barthes lorsque, dans un paragraphe sur l’écriture en fragments, il évoque Webern, en musique, pour ses Pièces brèves : « quelle souveraineté il met à tourner court ! ». Quelle souveraineté l’évangile selon Marc met à tourner court ! Comment le dire mieux ? Les figures du temps – de grand matin, le premier jour de la semaine – marquent en effet, une fois le sabbat passé, dépassé peut-être, une aurore du temps, un temps inaugural. Les figures d’acteurs produisent ce même effet de sens. Les femmes, qui n’étaient plus qu’un regard à distance, sur la croix puis sur la tombe, reprennent chair, deviennent corps naissant d’une communauté nouvelle ; le texte raconte leur expulsion du tombeau comme d’un ventre de la mort, en particulier par des émotions, des passions : effroi extrême, tremblement, stupéfaction, peur. L’évangile appuie la touche, ne la lâche pas, c’est son dernier mot à l’imparfait de durée, « car elles étaient prises de peur » (v. 8). J’ai surtout souligné pour ce passage les mouvements dans l’espace, que d’ailleurs le roulement de la pierre condense, comme une métonymie : lever (ana), expulsion (ek), éloignement enfin (apo), le dos tourné à la tombe, même si l’arrivée à l’autre pôle du mouvement, la Galilée où le Ressuscité les précède et les attend, est suspendue par la fuite des femmes.
L’énonciataire-lecteur est alors positionné de manière paradoxale : comme observateur inscrit dans la perspective du texte, il voit que la parole ne passe pas les lèvres des femmes, alors même que comme récepteur de l’évangile, il sait qu’elle a passé puisqu’il vient d’en lire le récit ! Pour lui la fin courte est essentiellement lieu de renvoi : envoi au futur, vers un voir promis en Galilée, auquel ne parvient aucun personnage du récit, mais qui est surtout pour lui renvoi vers la lecture à recommencer de l’évangile puisque c’est au commencement du récit que Jésus paraît en Galilée. Quant au silence des femmes, il renvoie au lieu du texte où la parole de reconnaissance a surgi, c’est-à-dire à la croix, à l’exclamation du centurion romain, dont tout l’évangile d’ailleurs est l’expansion narrative : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu » (15,39). Enfin la fuite des femmes hors et loin du tombeau et du récit renvoie à l’énonciataire de l’évangile. Mais celui-ci ne me semble pas tant construit par la narration pour compléter le parcours laissé inachevé que, tenu au plus près du texte, pour être lui aussi travaillé par la peur. Le lecteur est ainsi mis à l’épreuve d’une traversée, celle que signifie pour lui la coupure même du récit qui le lâche, le laisse en désarroi, et le sonde sur sa foi. C’est pour lui l’épreuve d’une traversée de l’angoisse que peut soulever le récit d’une bonne nouvelle livrée à l’angoisse de ses personnages.
Mais s’il n’y a pas de suite ajoutée à cette fracture du récit, il y a, posé avant, en l’un de ses fragments, ce qui la précède et la dépasse. Je reviens ainsi pour terminer au premier récit que j’ai travaillé (5,1-20). Je l’avais d’ailleurs inscrit en préambule à tout mon parcours avant d’avoir perçu moi-même comment il se greffait sur l’ensemble et en particulier comment il s’articulait à la finale. Comme je n’ai vu d’ailleurs, qu’une fois le travail bouclé, que son personnage, le possédé de Gérasa, était lui aussi un homme nu mais alors d’une nudité négative, celle de la bestialité d’un être qui, par la possession démoniaque, a régressé en deçà de l’humain.
L’évangile selon Marc a donc dessiné son image de l’homme dans le conflit entre deux nudités, inhumaine puis divine, comme il a inscrit le tracé de sa narration entre deux déchirures, celle des cieux au baptême, par laquelle passe la voix divine qui reconnaît en Jésus son Fils bien-aimé, et celle du rideau du Temple qui donne la parole au centurion païen. À la fin de l’épisode de Gérasa, après l’exorcisme et la naissance du sujet humain, on trouve déjà inscrites dans le récit les figures de la fuite et de la crainte qui affecteront les femmes au tombeau et les mèneront au mutisme. Or à Gérasa, c’est précisément l’inverse qui est raconté : c’est la naissance du récit qui est mise en scène (v. 14-20). La bonne nouvelle s’esquisse là pas à pas jusqu’à ce que l’homme guéri parte proclamer (kèrussô, son récit est kèrygme, v. 20), dans toute l’étendue de son espace socialisé, ce que le Seigneur, Jésus, a fait pour lui. On est sur l’autre rive, et Jésus est rejeté. L’évangile parle ici de sa propre condition de naissance et du futur de sa proclamation.
Quand, en cours, à la faculté de théologie de Paris, j’ai essayé de faire percevoir cette forme, de faire sentir ce souffle d’écriture si singulier de l’évangile selon Marc, et que j’ai demandé, à court moi-même de mots, aux étudiants de m’en fournir des images (je pensais qu’on trouverait du côté de la musique), une jeune femme m’a suggéré : « c’est un arbre dont le tronc a été taillé mais est dépassé par ses branches ». Je trouve l’image magnifique. Elle est généalogique. Elle parle de la génération qui enjambe la mort.